LES MOTS VIFS D'ÉLODIE MERLAND

En se promenant à un détour de rue, un mot retiendrait notre attention. Une petite intervention viendrait perturber l’existant avec discrétion. Nous croiserions sans le savoir une œuvre d’Élodie Merland. Originaire du nord de la France, diplômée de l’École Supérieure d’Art du Nord-Pas de Calais Dunkerque-Tourcoing, puis de l’École Supérieure d’Art de Toulon, Élodie Merland navigue entre performance, édition, installation et graffitis d’un autre genre. Soulignant la réalité sans la flatter, l’artiste a exposé entre autres à Dunkerque, Rennes, Folkestone au Royaume-Uni, et Roubaix notamment pour Watch This Space 9.

Ana Bordenave : À notre arrivée, nous nous sommes arrêtées le temps pour vous d’écrire à la craie blanche sur un muret la phrase suivante : « Seul avec son propre silence ». Une grande partie de votre travail s’inscrit dans le tissu urbain et ces phrases que vous écrivez à la craie, à la bombe de peinture ou en collage en sont les exemples. Peut-on parler de réappropriation de l’espace, ou êtes-vous avant tout motivée par la recherche d’une nouvelle forme de communication ?

Élodie Merland : Prendre un bout de mur ou choisir d’investir un lieu, c’est me l’approprier pour un temps. Lorsque j’étais aux Beaux-Arts de Toulon, l’un de mes projets consistait ainsi à aller chaque dimanche pendant un an dans une cabine téléphonique où j’invitais quelqu’un à m’appeler. Je les nommais mes Galeries d’une heure (2009-2010). Ce qui m’intéressait avec les cabines, c’est que l’on peut se les approprier et y être rejoint par téléphone. C’est aussi un point de vue, comme un panneau d’affichage libre, un endroit que tu ne choisis pas, ouvert sur la ville.

Mes interventions ont également un lien précis avec le lieu et ce que j’en perçois. Lors d’une résidence en 2016 à Folkestone j’ai réalisé un collage de papier peint avec la phrase « No time for a romance » dans un espace qui semblait idyllique, mais où il s’y entassait beaucoup de déchets. J’ai donc décidé d’écrire cette phrase, mais dès le lendemain le papier a été arraché et brûlé. À mon sens, cela prouve qu’elle y avait sa place. Folkestone est une ville paisible avec des ateliers d’artistes et un public éduqué pour l’art. La brûler était radical. Il n’y avait ni le temps pour une idylle, ni pour autre chose.

AB : Si votre travail est lié à une exploration des lieux, quelle est votre relation aux personnes qui les habitent et les traversent ? Dans le projet des Galeries d’une heure, le public semble à la fois la source, le matériau et le destinataire.

EM : Pour Les galeries d’une heure lorsque l’on m’appelait, je prenais une boussole et je décrivais Nord-Est-Sud-Ouest les passants, les voitures, les maisons… Cela devient des cartes postales de l’instant. La notion de carte postale me plaît, car je l’associe à des lieux où l’on n’a pas toujours envie de se rendre. Il y a un peu d’humour, un rapport à la poésie également.

Travailler dans l’espace urbain met en contact avec un public plus large et différent que celui enfermé dans un musée ou une galerie. Le lieu a le pouvoir de s’adresser à cette diversité. J’apprécie d'écouter discrètement ce qu’il se dit aux endroits où j’écris. À Folkestone sur le Zig Zag Path, j’ai noté le mot « Breathless ». La promenade très pentue laisse les passants essoufflés et il se trouve là un point de vue où les arbres coupent cette vue vers l'horizon. C’est une petite victoire de réussir à faire rire dans une autre langue, et il est aussi incroyable que le mot reste depuis deux ans, bien que tout soit tagué autour !

AB : À propos de votre résidence à Roubaix en 2017 avec le programme Watch This Space, vous avez dit mieux vous exprimer avec des mots, avoir besoin d'écrire. Cela est-il toujours le cas ?

EM : Le texte est essentiel dans mon travail comme matériau et comme accompagnement, car un certain nombre de mes projets nécessite une explication. Mes inspirations sont également souvent littéraires. L’expression Bruits de fond vient de Georges Perec, le projet des Galeries d’une heure évoque La vue (1903) de Raymond Roussel bien qu'il décrit des choses parfois sorties de son imagination.

Pour faire écho à la question précédente, les mots ont pour moi une fonction de communication avec le public dans l’espace urbain. Pour chacun de mes projets, j'utilise la langue du pays : en anglais à Londres et Folkestone, en tchèque à Prague, en français à Paris et Roubaix, etc. Je ne parle pas toutes les langues, mais je fais en sorte de trouver les bonnes personnes pour m'aider à traduire. Ces traductions sont importantes pour que mes mots soient compréhensibles par le plus grand nombre. D'autres fois, j’ai joué avec ma mauvaise maîtrise de la langue comme dans l'édition Parler des mots dits (2016), résultat de ma résidence à Folkestone. Pendant six semaines, j'y ai écrit un journal sur ma confrontation avec la langue anglaise, mes difficultés d'échange, mes incompréhensions. J'ai tenu à ce que celui-ci soit publié sans correction, afin que ce soit mon propre anglais avec ses maladresses et ses erreurs. Les langues m'intéressent comme un matériau à chaque fois différent.

AB : Il y a l’écriture musicale également, que l’on peut voir plus qu’on ne l’entend dans le Concert pour 52 cabines téléphoniques (2010). Cet intérêt est-il issu d’une éducation musicale ?

EM : J’ai utilisé l’écriture musicale, car le son m’intéresse à travers les bruits de fond. En utilisant les cabines téléphoniques, j’ai eu envie de réaliser un concert que personne ne pourrait entendre dans son intégralité. Leurs tonalités sont différentes selon leurs dates de fabrication, mais elles ont une durée identique. J’ai donc composé une partition, réuni 52 personnes pour 52 cabines et un chronomètre en guise de chef d’orchestre. Le concert ne s'adressait pas au public présent, mais aux passants bien qu’ils ne puissent pas savoir ce qui se jouait et ne pouvaient entendre qu’une cabine, un instrument. À cette époque, je n’avais aucune formation musicale. Je me suis plus tard inscrite au conservatoire. Il me semblait logique d’apprendre à lire la musique. C’est comme apprendre une nouvelle langue. Par ailleurs, les partitions sont un objet qui m’attire esthétiquement, car ce système d’écriture particulièrement sur les partitions contemporaines, crée des formes esthétiques autres.

AB : Comme le reste de vos œuvres vos performances sont discrètes et intimes. Pour Is she counting waves (Folkestone, 2016) vous pointez le doigt sur l’horizon sans un mot. Avec Love is waiting (Folkestone, 2017) le texte et le mouvement sont passifs et répétitifs. La performance cependant est une forme artistique que l’on imagine active et extravertie. Vos mises en scène semblent cultiver cette contradiction.

EM : Love is waiting est une des rares performances pour lesquelles je parle. Souvent, cela se résume en un geste que je fais durer. Avec Vois mon souffle sur le même thème, je déplaçais des lettres en béton pour écrire « Je plierai les draps seule » en enregistrant mon souffle augmenter peu à peu. L’ennui du public m’intéresse. Par ailleurs, Love is waiting est un texte personnel, mais ce qui me plaît lorsqu’on parle d’amour c’est que tout le monde s’y retrouve. C’est en tout cas ma conclusion après l’avoir joué à Folkestone.

AB : Vous créez une rencontre entre vos histoires personnelles et une volonté d’universalité ?

EM : Lors de ma résidence à Roubaix, j’écrivais à la première personne du singulier, car mon travail dans cette ville se développait à partir de mon histoire personnelle. Cependant à cette exception près je préfère éviter d'utiliser le « je ». Plus récemment, j’ai également réalisé une résidence à Bourbourg dans une maison de retraite où les résidents perdent la mémoire. Les phrases que j’ai écrites à la suite sur des tôles d’acier parlent de solitude, de manque de tendresse, d’envie de mourir ou de sexualité : « Le temps ce n’est plus de notre âge », « Prends-en plusieurs ça ne se voit pas ». Je voulais que ce soit des phrases que tout le monde aurait pu prononcer. Si ce que j’écris est toujours issu d’un sentiment personnel, je m’adresse à tout le monde.

Entrevue réalisée par Ana Bordenave. Les mots vifs d’Élodie Merland, in leChassis, n° 5, 2018, pp. 32-37, Paris.